jeudi 25 juillet 2013

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Le Phare (Version 2013)


Mon père doit monter et descendre ces escaliers au moins quinze à vingt fois par jour. C'est son domaine, son antre, sa retraite. C’est devenu son phare. Loin de tout, ignoré de tous ou presque. Il y passe des heures à regarder la mer, les vagues, les bateaux qui passent. Il lit aussi, beaucoup, de tout. Sa seule sortie de la semaine, c'est vers l'épicerie pour le ravitaillement. C'est Juliette, la jolie rousse, qui s'occupe de sa commande: du pain, du poisson, des légumes locaux, des fruits et un magazine, un seul, juste pour s'assurer que le monde tourne encore, même s'il ne s'en soucie guère.

Quand maman est morte, d'une longue maladie, dit-on pudiquement, il s'est enfui. Trois jours durant, sans un mot, sans aucune explication. Il n'est revenu que pour l'enterrement. Je lui en ai longtemps voulu. Maintenant je comprends. Tant d'années à soutenir l’insoutenable à côté de celle qu'on aime; la voir dépérir jour après jour, perdre kilos après kilos, ne quasiment plus la reconnaître pour finalement ne plus être reconnu par son épouse, abattue, détruite par la morphine. Et ne rien dire, tout emmagasiner, simplement souffrir intérieurement. Et puis, ce jour-là, le jour de la délivrance pour ma mère, enfin exploser. Expulser toute sa douleur, à s'en faire vomir. Et disparaître...

Pendant ces trois jours de fuite, il a réfléchi m'a t’il dit. Quel serait sa vie après, comment se passerait son retour à la maison ? Serait-il capable de dormir dans ce grand lit où il a partagé tant de moments intimes, tant de plaisirs partagés? Serait-il prêt à affronter ses collègues et leurs blagues de potaches, ces jeunes carriéristes qui ne pensent qu'à prendre sa place ? Non, il n'en avait plus le courage, ni l'envie, ni la force. Il a alors repensé à nos dernières vacances ensemble, sur la côte landaise, loin de l’agitation du monde extérieur. Maman était déjà malade mais elle souriait encore, croyait que ça passerait avec le temps. Elle avait besoin de repos, de l'air du large chargé d'iode nous expliquait-elle. J'étais jeune, je n'avais pas compris que je devais très vite profiter des ultimes sourires de ma mère, qu'ils allaient bientôt faire place aux crispations et grimaces de la chimio, aux souffrances journalières. Je regrette aujourd'hui ces instants, ces moments perdus et les larmes me viennent à chaque fois que je revois les photos de cette année-là.

Mon père, aussi, a regardé ces photos quand il a laissé maman à la morgue de l'hôpital. Il n'en pouvait plus, et pris de panique, il a pris sa voiture et a foncé vers les landes, seul, me laissant à ma tristesse, mon chagrin, sachant que nous ne ferions qu'empirer en restant ensemble à se souvenir d'elle. Trois heures de route sans halte, sans réfléchir, juste rouler, vite, très vite. Simplement suivre ce long ruban de bitume vers un peu de calme, une certaine liberté.

Arrivé sur la plage, il a respiré cet air si fort, si empreint de nostalgie et il a craqué, vidé son corps de toutes ces horreurs, de toutes ses douleurs. Il a marché aussi, des heures durant, les pieds dans l'eau glacée. Pour s'anesthésier l'esprit, pour oublier l'inoubliable. Quand il a revu le phare, majestueux, solidement accroché à la terre et affrontant inutilement les marées, il a compris. Un jour, le phare en aura assez de ces vagues déferlantes et abandonnera, se laissera tomber, brique par brique et s'effondrera. Il n'en restera que des photos, des souvenirs, de l'illusoire en somme.

Aujourd'hui, mon père est le gardien de ce phare, gardien de la mémoire de ma mère aussi. Il sait qu'il partira bien avant que le phare n'abdique devant les eaux de l'océan, mais il tient bon. Il vit au jour le jour sans se poser de questions. Sa vision du monde a changé, plus rien ne compte aujourd'hui à part nous. Il a de nouveau cette joie de vivre et, moi, j'ai retrouvé, sur son visage, un sourire, une certaine assurance dans la vie. C'est le plus beau cadeau qu'il peut nous faire, à moi et à maman. Pour ça, je te dis tout simplement merci.

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